Il avait d’abord été Fils de quelqu’un. Dans les bas-fonds, cela demeurait sans grande valeur. Aucun nom de famille ne se couplait à la promesse d’un héritage, ou ne se parait d’une noblesse qui confèrerait quelque autorité héréditaire. La seule chose qui importait était que ceux qui Lui avaient donné le jour étaient ceux qui avaient joué, et perdu, à la grande roue de Fortune de l’existence.
Même la cité de Menoch, qui exhalait l’odeur de miel et d’épices à des lieues et que l’on disait pavée d’or à la gloire de ses marchands, avait ses racoins plus sombres, dont les caravaniers s’abstenaient bien de conter l’existence aux voyageurs qu’ils croisaient en leurs périples. C’était au sein d’une de ces ruelles obscures qu’Il était né. C’était sur la fange des bas quartiers qu’Il avait poussé, avec la résilience d’une mauvaise herbe. Mieux que sa famille de sang, les ruelles tortueuses Lui avaient appris la vie.
Lui et ses camarades, instruits à la même école, semblaient n’avoir appris de la vie que les rudesses. Déjà jeunes, ils savaient le monde impitoyable, devinaient instinctivement qu’en toute sa prétendue complexité le monde se divisait en deux camps, prédateurs et proies. Qu’il fallait manger ou être mangé. Tuer, ou être tué. Il avait aussi reçu cette leçon, mais Il savait l’appliquer avec plus de finesse que bien des compagnons d’infortune.
Oui, Il avait appris la faim, et appris à mettre le pain sur la table de lui-même. Il avait appris le froid, et à trouver de quoi se chauffer sans un écu. Quand Il se faisait appeler Petit, ou Gamin, Il avait appris la débrouillardise et à jouer au mieux le peu de cartes que l’existence avait osé lui distribuer.
Non, il n’était pas le plus fort, peut-être pas le plus agile. Toutefois, Son charisme lui permettait de bien s’entourer, de ceux qui appréciaient son ingéniosité et ses idées. Il avait le bagout pour convaincre les forts de leurs prêter leurs bras, le charme pour s’allier les séducteurs et intrigants. Il savait trouver les mots et les promesses pour se rallier les autres, et Il savait se faire fidèle à sa parole pour se garder leur loyauté. Il était aussi fin stratège, savait jouer des forces de ceux qui l’entouraient, les décuplaient en coordonnant ses compagnons, permettant à son groupuscule d’accomplir des prodiges que les petites frappes n’auraient jamais pu envisager seules.
Il était devenu le Joueur. Il s’était permis bien des coups d’éclat. Il avait appris à diversifier son jeu, à lire les autres qui se mêlaient à sa partie. Si certains hommes sont dotés de préscience conférée de droit divin, son don à Lui était une intuition sans égal, qui pouvait Lui permettre de lire une situation, ou un homme, presque comme un livre ouvert. Il avait appris à jouer des faims des autres et de leurs convoitises. Il savait en quelles failles de la cuirasse il Lui fallait s’infiltrer, pour que ses adversaires couchent leur jeu devant Lui, s’assurant une victoire. Le temps avait affuté son verbe, sa perception.
Il restait toutefois encore à la vie à lui fournir une dure leçon. Un compère ambitieux qui avait poussé avec Lui sur le pavé de Menoch s’était mis à vouloir plagier les techniques du Joueur. Désireux de détrôner celui qui avait la meilleure main, ce camarade avait retourné sa veste et s’en était pris à la génitrice du Joueur. Elle demeurait la seule famille de sang qui lui restait. Son seul lien connu, hors de toutes ses habituelles tractations. Si ce jour là, le Joueur avait perdu à la fois un ami d’enfance et une mère, il avait gagné un nouvel atout. Depuis lors, le Joueur s’était affairé à se doter de son masque, n’avait plus rien laissé filtrer de sa vie personnelle, si tant est qu’il en ait eu une, hors de la grande famille des moins que rien. S’Il pouvait bien lire les autres, dès lors il ne fit plus montre de ses faiblesses potentielles au grand jour, ou Il sembla en devenir exempt.
Le bourgeon de la mauvaise herbe poussée sur la lie de la ville venait enfin d’éclore. Au fil de ses succès, croulant sous de plus en plus de richesses et d’une gloire paradoxale dans ce monde de murmures et d’on-dit, il rassembla autour de lui une cour toujours de plus en plus volumineuse, son aura et la promesse de ce qu’il pouvait apporter attirant l’infortuné comme lampe dans la nuit attirerait une luciole. Le Joueur devint le Patron.
Il est arrivé plus d’une fois que les lieutenants du Patron, mécontents, ou gonflés d’ambition comme des outres, aient cherché une faiblesse qui aurait été Sienne, à qui ils auraient pu se raccrocher pour le détrôner. De dépit, le Patron avait fait perdre le contrôle à certains Drows ambitieux qui pourtant avaient été façonnés à la résilience face à l’adversité, il avait fait se tourner des lieutenants arrivistes sobres à la boisson, et de ses bras droit les plus pernicieux à la religion pour que les Dieux leur confère quelque signe ou vision qui pourrait percer à jour ce qu’ils ne pouvaient discerner à l’œil nu. Jamais ils n’étaient arrivés à leurs fins. Ils avaient appris, avec la rudesse qu’ont les leçons des bas quartiers, que la loyauté ne se renie pas impunément.
Les années s’étaient lentement écoulées. La fortune du Patron s’était agrandie. Et Patron, Il était demeuré, en un mot comme en cent : Pater Familias des malandrins et des déshérités.