De l'elfique autour du feu

Après l'histoire qu'elle avait racontée à son nouveau clan, Aethyr se trouva assaillie de questions de la part de son amie la chamane. Elles n'en étaient pas encore venues au poème, que l'Elfe avait simplement mentionné pour expliquer pourquoi elle avait choisi ce mythe ce soir-là, mais elle le lui présenterait ensuite si Siv le désirait. Pour le moment, elle tentait de répondre à ses demandes d'éclaircissements de son mieux.

« En fait, je me suis mal exprimée », commença-t-elle sans grande surprise, puisqu'elle n'était pas une conteuse naturelle comme Vierna. « Dyrinmin n'est pas le Voile, du moins dans l'histoire. Il ou elle le crée pour partager, diviser les différents, euh... » Elle chercha ses mots un instant. « ... les différents mondes, si on veut, comme ceux d'où proviennent les créatures qui ont envahi le continent. » Lorsqu'elle vit l'expression qu'avait prise le visage de son interlocutrice à l'utilisation des deux pronoms, elle précisa : « Dyrinmin n'est ni homme ni femme. La première entité n'a pas de sexe; ça a commencé avec ses enfants. »

Enfin, au sujet de ces enfants, elle dit : « Et oui, Tybìr, la lune, est homme et Luthiell, le soleil, femme. On raconte, dans un autre récit ou dans une version plus complète de celui-ci... » Elle resta pensive un instant avant de poursuivre. « Donc, on dit, et c'est sans doute qu'une invention de certains de nos aînés, que seul l'archétype féminin pourrait posséder la beauté et l'ardeur nécessaires pour être à ce point éblouissant. Ils ont d'autres aventures, au fait, et dans l'une d'entre elles, Tybìr est poursuivi dans le ciel. Sa course coupe... découpe... non, tranche la noirceur, les ténèbres, et c'est pourquoi on l'appelle aussi "celui qui tranche". » L'Elfe, posée, regarda alors Siv pour voir si elle avait répondu à ses interrogations ou s'il y en avait de nouvelles.

C'était captivée que le récit de l'elfe avait laissée la shamane. L'intérêt ne lui avait pas fait défaut, et sans pour autant avoir interrompu l'immortelle en son conte, elle n'avait pas lésiné sur les questions au terme de son récit.

Elle se prit d'interroger Aethyr sur l'intérêt, ou la motivation que l'on pouvait deviner à Dyrinmin pour la création de ces univers disparates. S'il était connu, dans les légendes de Crebain'Dor, quelque échantillonnage de ces univers en question. Si la raison de la séparation des univers par le vélin du Voile était connu. Et si dans la cosmogonie des anciens Guides du Coeur, se trouvait mentionnée quelque explication sur le Voile, à la fois séparateur mais aussi unificateur, de tout être et de toute choses en ses filins.

Elle se prit d'interroger Aethyr ensuite sur ce qui était connu, de la marque que laisseraient potentiellement les Astres : tant les protagonistes que les constellations qui étaient de leur incidence, dans le sillage des mondes multiples, toutes oeuvres de la même entité créatrice.

L'explication concernant les genres attribué aux deux astres semblait l'avoir satisfait, même si sa soif de connaissance en était une qui s'étanchait difficilement. Elle se prit, toutefois, songeuse à dire : "la Louve, ou la Lune, et la Radieuse, dit le soleil, sont pour nous sans réel genre, comme le serait le Voile, comme ce qui pourrait se trouver au delà, comme Dyrinmin. Leur nom en ferait deux êtres féminins, sémantiquement parlant, quand on y songe, puisqu'il s'agit de LA louve et de LA radieuse... Mais entités féminines peuvent être complémentaires, symbiotiques."

La sémantique des deux noms elfiques semblait aussi l'avoir tout spécialement intéressée. Pour elle, druidesse, mais aussi mage, le Verbe était tout, et chaque mot avait un pouvoir. Son apprentissage de l'elfique, à petits pas, donnait peu à peu à ces noms elfiques et leur sémantique un sens neuf aux récits auxquels ils s'adjoignaient.

Elle interrogea également l'elfe sur la relation qu'entretenaient à priori le duo des Astres, lunaires, solaires et ces constellations fruits de songe, avec ceux qui habitaient ce monde.

Et quand l'elfe parla d'autres aventures des astres dont elle avait conté la génèse selon son clan natal, elle pouvait bien lire en l'expression de son amie que sa curiosité était définitivement piquée.

La shamane posait ses questions sans empressement ni certitude, et sans désir de confronter les croyances de la conteuse. Son objectif n'était pas de remettre la génèse contée par son amie en question : elle était simplement curieuse et désireuse de pousser plus loin le récit, de percer à jour un petit peu de son mystère et de mieux comprendre.

Pour commencer, l'Elfe répondit : « Dyrinmin est l'incarnation... non, le terme n'est pas exact, puisqu'il n'est pas clair si l'entité possède ou peut posséder un corps, mais Dyrinmin est composé, si on veut, entièrement d'une énergie créatrice. Tout comme ses enfants, qui n'ont pas toujours contrôle de leurs pouvoirs, lorsque s'est éveillée l'entité, elle n'en avait aucun. Chacune de ses pensées, chacun de ses gestes produisait ce qui finit par l'entourer et faire le monde. Cet exercice n'était pas gracieux et, lorsque l'être s'est rendu compte de ce qu'il faisait, l'inspiration et l'extase l'ont sans doute poussé à un pire chaos encore. Puis, enfin, lorsque le calme et la sagesse l'emportèrent, Dyrinmin voulut apporter de l'ordre à tout ceci, car, si certaines destructions peuvent s'avérer jolies... » Elle désigna les flammes consumant les bûches pour appuyer son propos. « Il y a aussi une beauté à ce qui perdure au fil des âges. » Cette fois, son regard dévia vers l'arbre de leur campement de fortune.

« J'ignore ce que la première entité pouvait bien penser, mais le Voile servit, selon nos histoires, à rassembler des éléments semblables, séparer des éléments disparates et nocifs les uns envers les autres, établir un semblant d'ordre afin que puissent évoluer ses créations. Ainsi, au début, son intention n'était pas de créer plusieurs mondes; c'est plutôt ce que Dyrinmin choisit comme solution pour limiter le chaos à un niveau plus... adéquat, plus sain. Quant à la nature du Voile, son fonctionnement, ses complexités... » Jusque-là, Aethyr avait parlé avec tout le calme et le maintien que l'on pouvait attendre d'un Guide de son peuple, mais c'est ici que se brisa l'illusion et que se dévoila à regret l'orpheline qui avait presque été rôdeuse. « Si les plus érudits des Elfes de Crebain'Dor ont des théories ou des histoires à ce sujet, je ne les connais pas. Par contre, je sais que les guides parlent de celui-ci comme s'il avait une conscience ou des choses à dévoiler à qui sait écouter. Peut-être ces pensées viennent-elles de lui ou peut-être sont-elles transmises par ses filins, venant d'ici, d'au-delà, ou même des rêves de Dyrinmin ou des échos de ses paroles.

« Ce que nous savons de ce qui existe au-delà du Voile, nous le connaissons simplement à cause de ce qui a pu le traverser et des créatures qui semblent posséder avec celui-ci un certain lien, telles les dryades. Il en existe aussi des plus terrifiantes, comme les passeurs, dont je te parlerai peut-être un jour. Ainsi, nous en savons très peu et sûrement pas plus que le clan de Sovenghärd. » Elle trouvait étrange d'employer le nous pour parler de son peuple sans même savoir s'il survivait encore. Avec effort, elle redirigea son esprit vers les questions de son amie.

« Je ne me souviens pas avoir entendu dire que le soleil et la lune nous influençaient, si ce n'est de l'effet observable des rayons de la Radieuse sur les plantes et de sa chaleur sur les terres et de la lumière de la Louve pour nous éclairer la nuit... cependant, n'est-il pas intéressant de se demander si leur éclat est aussi présent au-delà du Voile, dans d'autres parties du grand tout? » La narratrice de la soirée sourit à cette idée, la curiosité ayant réussi à chasser ses pensées précédentes. « Quant aux constellations, je pense que tu en sais beaucoup plus que moi à ce sujet, mais les Elfes de Crebain'Dor croient eux aussi qu'ils ont une incidence sur les événements de notre monde et les gens qui l'habitent. Je crains qu'ils n'aient pas la même importance pour eux que pour nous, notre clan. »

Quand Siv parla des entités féminines, l'Elfe sourit à nouveau et détailla le jeu du feu devant elles avant de répondre. « Elles le peuvent, très certainement, mais Tybìr et Luthiell représentent l'union parfaite et complète, le couple... » Elle se mordit la joue. « Le couple idéal, je suppose? Un amour, une dévotion mutuelle et éternelle. Voilà sûrement pourquoi l'un est mâle et l'autre femelle, à moins que la réponse ne se trouve dans un autre récit. Je t'en raconterai, de ces histoires, du mieux que je le peux, mais pas ce soir. Si je déballe tout ce soir, comment réussirai-je à conserver ton intérêt? » L'amusement marquait les traits de la quasi rôdeuse.

« J'aimerais aussi le savoir, avoua l'Elfe en écho de la curiosité de son amie. Il m'arrive parfois de méditer sur la question, à savoir ce à quoi ressemblent ces autres endroits, ce qu'ils ont en commun et de différent avec notre monde. » Visiblement, elle n'en savait pas plus sur ce mystère qu'elle.

Puis, l'Elfe répondit, en se grattant la joue, qu'il lui siérait que la lune soit féminine, car il y avait certainement des femmes qui partageaient davantage avec la pâle lueur de Tybìr qu'avec la brillance chaleureuse de sa soeur.

Ses yeux pétillèrent lorsque rit la chamane. « Il te faudra surtout attendre pour me laisser le temps de m'assurer que je me souviens bien de ces histoires. Si je commence à en raconter une, mais que j'oublie comment elle se termine, nous ne serons pas plus avancées. De plus, je dois songer à la formulation, à l'ordre logique, à... » Elle s'interrompit, soudainement embarrassée, comme en témoignaient ses joues roses, à moins que ce ne fut la température de plus en plus froide. Il lui fallut se détourner de l'Eodh pour atteindre sa besace et en tirer une feuille pliée, qu'elle lui remit en retrouvant sa position initiale.

« Arrives-tu à lire les runes ou veux-tu que j'en fasse la lecture? Je t'aiderai avec les mots que tu ne connais pas, évidemment. » Sur le parchemin était écrit le poème dont il avait été question plus tôt :

Citation :

La fraîcheur du vent traversant les branches
Le souffle glacé de celui qui tranche
Déjà, la brume couvre les marais

Un carreau figé en sa fin de course
L'éphémère averse épurant la source
Encore un secret qui plus ne paraît

Ralenti l'élan, d'abord effréné
Des cieux éternels, désirs refrénés

Il y avait aussi les explications sur la structure, mais Aethyr indiqua du doigt ce qui constituait l'oeuvre.

Si Aethyr s'interdit de sourire, ses yeux communiquaient sans doute le bonheur qu'elle ressentait à voir Siv s'efforcer de lire le poème. Pas qu'elle se réjouissait de la voir en difficulté, mais elle se sentait privilégiée de pouvoir être témoin de la sensibilité de la jeune mère, d'occuper cette place de confiance. Qui plus est, elle appréciait de l'entendre s'exprimer dans sa langue maternelle, qu'elle employait seulement parfois avec Eirieth. Les vers n'étant ni longs ni nombreux, elle n'eut pas à décrocher son regard de son élève de l'heure pour répondre à ses questions ou la corriger avec douceur. Elle le fit cependant lorsque ce fut son tour de lire à voix haute.

Sa voix était à nouveau celle d'une similiguide, calme et solonnelle, juste assez lente, pour que son amie puisse capter les mots, mais pas trop, pour ne pas l'insulter. Puis, après une petite pause, elle expliqua : « Nous avons une mise en scène triste, mélancolique, marquée par le froid, la solitude, l'image de la lune en "celui qui tranche", le brouillard... et la mort par le trait d'arbalète, la source souillée de sang, implicite, et donc un corps qui disparaît peu à peu, un secret. Enfin, on parle du ciel, de la voûte céleste qui, chez nous... chez les Elfes, signifie souvent l'esprit, le coeur.

« Dans un poème typique de Crebain'Dor, la description, l'atmosphère est importante pour transmettre au lecteur ou à l'auditeur le sentiment. Ils sont, comme tu dis, un instant arrêté ou encore un tableau, une image figée. » L'Aethyr normale réapparut lorsqu'elle dit : « Enfin, celui-ci se soucie peut-être trop de la structure et moins du sentiment, parce que... » Elle s'éclaircit la gorge. « Bref, un cadavre, le rythme ralenti d'un coeur... il s'agit d'une petite mort de l'esprit, causée par on ne sait quoi. Un rejet, un décès ou quelque chose comme ça. »

« Des questions », demanda-t-elle en regardant à nouveau la chamane.

Le sourire de l'Elfe revint, maintenant qu'elle n'avait plus à le contenir pour ne pas froisser l'orgueil de son amie. « Il n'y a rien de proscrit. S'il y avait des choses que l'on ne pouvait exprimer par le biais de la poésie, à quoi servirait-elle, sinon qu'à faire joli? Pour les Elfes de Crebain'Dor, la nostalgie et la mélancolie sont des thèmes communs, tout comme le renouveau, la renaissance, l'espoir. Naturellement, la nature... » Elle pinça les lèvres, consciente de ce qu'elle venait de dire. Cependant, elle chassa rapidement l'embarras qu'elle ressentait et continua. « La nature est très souvent utilisée pour peindre le tableau, si on veut, pour créer l'atmosphère. »

Puis, elle lui expliqua, avec un enthousiasme qui n'était probablement pas inspiré par un sujet aussi sec que la structure rigide d'un poème elfique, comment cedit poème était composé en lui lisant les directives qu'elle avait écrites et en ajoutant des éclaircissements : le rôle des deux premières strophes pour la mise en scène, celui de la dernière qui agit comme la clef pour découvrir le sens de l'oeuvre, la séparation invisible que l'on appelle la césure divisant le vers nettement en deux « car l'être est composé à parts égales de son expérience et de ce qui l'entoure... ou, du moins, c'est l'explication qu'on m'avait donnée! Si tu souhaites vraiment en écrire un, je peux t'aider avec la formulation; je te promets que je serai la plus patiente des enseignantes. À moins que tu souhaites pouvoir le relire dans quelques années pour voir à quel point ton elfique s'est amélioré. »

Aethyr la regarda avec toute la douceur que la chamane lui connaissait avant d'adopter une expression plus posée.

Aethyr adopta alors un air songeur. « Oh, je vois. C'est comme ça que vous aviez écrit le poème, Davarion et toi. » Ses pensées prirent encore un moment à mûrir et triompher de ses réservations. N'étaient-elles pas déjà liées par l'encre? « Très bien. J'accepte de te donner la réplique dans cet exercice, mais es-tu sûre pour l'elfique? Je ne peux évidemment pas le faire en eodh, mais la langue commune nous mettrait chacune sur un pied d'égalité. » Sans compter que l'elfique réduirait le cercle des lecteurs potentiels, mais peut-être était-ce voulu; aussi, elle offrit un argument en ce sens, pour ne pas éliminer la possibilité : « Mais si tu tiens à te pratiquer davantage dans ma langue, j'en serais ravie et émue; je t'aiderai autant ou aussi peu que tu le souhaites.

« Il en va aussi de même pour le court poème à la mode de Crebain'Dor, ajouta-t-elle. Je te laisserai certainement le rédiger d'abord. Puis, lorsque nous le retravaillerons, je m'assurerai qu'aucun sens ne soit perdu, aucune idée ajoutée, qu'il reste fidèle à ta création. N'est-il pas curieux qu'un groupe d'Elfes, qui vivent aussi longtemps, écrivent des poèmes si minimalistes alors que des Eodhs en composent d'aussi longs? »

C'est avec un sourire provoqué par ce questionnement existentiel que se leva l'Elfe. « Je vais aller faire mon tour. » Elle avait commencé à partir ainsi en début de nuit avant de revenir méditer, monter la garde, s'occuper des enfants ou toutes ces choses à la fois. L'annonce n'était donc pas surprenante. « Et ne t'inquiètes pas : je ne m'attends pas à voir un texte avant longtemps. Trouver le temps d'écrire avec tout ce que nous avons à faire n'était pas facile; s'il m'avait fallu écrire ce poème dans une langue que je ne maîtrise pas, le processus m'aurait pris tout l'hiver! » La rôdeuse salua sa chamane et lui souhaita bonne nuit.

« Ne te presse pas... mais j'ai hâte! », avoua-t-elle avec un sourire ravi. Elle se retourna ensuite en constatant qu'elle avait de la difficulté à se montrer moins expressive, tel qu'elle le souhaitait, mais, comme elle s'était prise à penser au cours de leur discussion, elle n'avait pas à agir ainsi avec Siv, bien au contraire. Ainsi, elle se défit de sa forme elfique avant de quitter le cercle illuminé par le feu de camp et c'est à quatre pattes qu'elle bondit hors de vue.

Et l'Elfe lut le poème et, comme il est le propre de la lectrice, elle y lut plus que ce qu'il y avait de tracé dans le sol. Ce geste inspira un élan de tendresse en elle, tant il ressemblait à son amie d'écrire dans la terre. Puis, couvant cette dernière de son regard, elle se rendit compte qu'il s'agissait d'une rare nuit où elle dormait sans son mari; elle ne se souvenait même pas d'une telle autre occasion depuis qu'ils formaient un couple. Ainsi, pour la garder au chaud, Aethyr raviva le feu.

Les flammes nouvelles illuminèrent le poème et elle le relut. Ses pensées divaguèrent sans que ses yeux ne quittassent les runes et c'est de cette façon qu'elle entra dans un état méditatif.