Plusieurs mois auparavant, au plein cœur de cet hiver glacial dont elle n’avait aucunement l’habitude, la blanche Ivory avait profité du feu qui la réchauffait pour faire un peu de rangement dans son sac débordant de ses vieilles affaires. L’occasion de retrouver sa cape blanche et assez chaude pour la réchauffer un peu et de jeter quelques autres affaires trop anciennes, trop encombrantes ou trop inutiles.
Une vieille plume un peu froissée avait alors attiré son attention. Jetant un œil vers la silhouette de sa sœur endormie et enroulée autour de son ventre proéminent, la jeune femme s’était installée plus confortablement, prise d’une envie irrépressible d’écrire quelques mots.
L’occasion de se souvenir de comment elle avait eu cet objet et de chercher pour quoi elle allait s’en servir.
Les mots semblaient surgir d’eux-mêmes de la plume magique. L’Ecrivain œuvrait.
« La forêt obscure se nourrissait des rêves, des souvenirs et des espoirs de sa principale occupante. Dans un premier temps, sa longue vie suffit à rassasier l’ogre sylvestre. Elle aspirait, savourait et se délectait des rires espiègles de l’âge innocent, puis des aventures de l’enfant que Sara avait été. Et si quelques épisodes moins amusants, plus dramatiques, donnaient un petit goût étrange à cette délectable nourriture, ça n’en était que mieux.
Pourtant…
Il advint un moment où cette nourriture commença à se ressembler, jour après jour. Coincée au fond de ses souvenirs, Sara ressassait sans arrêt les mêmes souvenirs : ses enfants, ses amis, son meilleur ami, ses joies, ses peines.
En boucle.
Si bien que la forêt se sentait à présent frustrée. Comment s’étendre, comment croitre si on reste bloqué au même moment, au même endroit ?
La forêt eut alors une idée. Pas de manière claire bien sûr, mais plutôt comme un sentiment qui s’installe, fait son nid et finit par éclater au grand jour : pourquoi ne pas envoyer sa racine se créer d’autres souvenirs ? Il ne pouvait être question de laisser partir Sara, car elle était l’essence même de la forêt. Mais pourquoi ne pas envoyer un double d’elle ?
Quelqu’un qui pourrait vivre de nouvelles aventures. Se faire de nouveaux amis, se créer des souvenirs tout neuf. Quelqu’un qui serait à la fois Sara et pas Sara. Une version plus jeune d’elle et vierge de toute sa souffrance.
La forêt utilisa Nishant pour parvenir à ses fins. Il l’ignorait alors, mais il transportait sur lui toute une série de racines dans son sang. Profitant d’une blessure au détour d’une promenade, l’Obscure Forêt s’échappa dans une goutte de sang et s’enfonça profondément dans la terre assoiffée de l’ile.
- Ça va, Nishant ?
- Oui, oui, c’est rien. Une épine a voulu me retenir. Sans doute est-elle tombée sous mon charme ravageur ! Répondit le jeune fé d’un ton goguenard.
- Je préfèrerai que ce soit une femme s’il s’agissait de moi, mais bon, chacun ses goûts. Argumenta Khejri d'un ton taquin.
Les deux hommes échangèrent un rire avant de reprendre leur exploration des bois. Vous qui lisez ces lignes, peut-être vous demandez-vous si mes écrits auront eu une incidence réelle sur les faits, ou si les faits auraient poussé ma plume à écrire ces mots. Qui sait ?
La plante gorgée de sang s’enracina profondément puis poussa vers le soleil, vers le ciel, vers la liberté. Elle grandissait si vite qu’un observateur attentif en aurait été horrifié. Encore que… il existait tant et tant de créatures étranges et inhabituelles sur cette ile qu’il aurait peut-être cru à une autre manipulation des précurseurs.
Bientôt ce fut un grand buisson de roses blanches. Et au cœur d'une de ces fleurs au parfum délicat, une graine s’apprêtait à s’ouvrir et à libérer son occupante.
C’est ainsi que Nati vint au monde. Page vierge prête à être écrite. Belle comme Sara l’était, les yeux brillants de joie et de confiance en l’avenir. »
Ce fut plusieurs mois plus tard qu’Ivory retrouva son écrit. Tout était comme elle l’avait imaginé, à un détail prêt.
Une phrase qui dansait devant ses yeux lui donna quelques sueurs froides. Elle referma son carnet dans le secret espoir de n’avoir jamais besoin de le rouvrir.
Vœu pieu, compte tenu de sa précédente résolution : donner une histoire à Nati.