Seule dans les marais

À nouveau, la lune était pleine. Bien qu'Aethyr n'aimât pas s'éloigner de la maison au bord de l'oasis et de sa filleule, le climat humide des marais lui siait plus et ses arbres tordus lui rappelaient son village natal, ce qui était parfait pour le rite qu'elle s'apprêtait à effectuer.

Agenouillée devant l'un de ces végétaux ondulants, l'Elfe posa une pierre d'âme bleue entre les racines. Toujours, elle la gardait avec elle et, souvent, le soir venu, elle la tenait contre son coeur pour visiter le souvenir qu'elle abritait. Puisqu'elle n'avait rien d'autre qui ait pu la lier à son nouveau clan, la pierre devait suffir et, même si l'autre songe que lui avait confié sa chamane se prêtait mieux au contexte, elle préférait de loin celui qui lui montrait le Voile.

À l'aide d'une plume de corbeau fraîchement cueillie, elle caressa l'objet précieux devant elle. Puis, elle se planta le calamus dans la paume de la main, geste qui ne manquait jamais de lui soutirer un hoquet de douleur, aussi discret soit-il devenu au fil du temps et de la répétition. On racontait que, lorsque les survivants de son peuple s'étaient installés à l'endroit qui deviendrait Crebain'Dor, ceux qui s'étaient donné comme tâche de protéger les leurs avaient eu maintes difficultés à apprivoiser l'environnement qui leur semblait hostile à tout point de vue. Ce serait grâce à un pacte avec l'esprit vénérable de la forêt, dont les corbeaux étaient messagers et espions, qu'ils auraient réussi à améliorer leur sort. Les rôdeurs s'acquitaient dès lors de ce sacrifice régulier; Aethyr n'était jamais devenue rôdeuse, ignorait si le geste avait un effet quelconque aussi loin de la forêt et savait pertinemment que son nouveau clan n'avait rien à voir avec ce pacte, mais elle sentait que ce geste était juste, qu'il était sa responsabilité et qu'il ne pouvait qu'aider ceux qu'elle considérait les siens.

Une fois les trois mêmes lignes habituelles retracées sur les anciennes, elle ferma les yeux et tenta de méditer. Les nouvelles en provenance de Valacirca étaient inquiétantes et, même si elles ne la surprenaient pas le moins du monde, l'Elfe ne pouvait s'empêcher de penser à ce qui pouvait arriver à Siv, à Eirieth ou à Vierna. C'est fatiguée qu'elle se releva, près d'une heure plus tard, la pierre rangée soigneusement dans sa besace.

Empressé avait mené Aethyr jusqu'à la « forteresse », cette grande maison qui l'interpelait autant qu'elle l'intimidait. L'astre solaire avait à peine entamé sa descente de son zénith lorsque l'Elfe arrêta le cheval impatient près de la demeure. Il était encore curieux de ne plus voir Destructon devant celle-ci; le souvenir de l'ogre qui avait été leur compagnon si longtemps lui fit un pincement au coeur.

Un manteau noir protégeait sa robe émeraude contre le vent et le sable et c'est à celle qui lui avait offerte le somptueux habit qu'Aethyr pensait encore. Elle allait dégrafer le vêtement sombre, mais hésita, l'angoisse habituelle revenant à la charge. Comme elle se trouvait idiote de se sentir ainsi! Le débat éclata en son esprit et y fit rage. Les questionnements bousculaient les sentiments et se mêlaient aux doutes. Bien que cette lutte lui fut familière, elle n'avait pas encore trouvé un moyen sûr de l'emporter. Aussi, comme cela lui arrivait souvent, elle perdit le combat.

Les marches menant à la porte de la forteresse devenues trop inquiétantes, l'Elfe se fit petite sur le dos de sa monture et tira sur la bride pour la diriger vers le nord avant de lui donner un petit coup de talons dans les flancs. Elle disparut dans la lueur aveuglante du désert, telle l'ombre qu'elle redevenait peu à peu.

L'Humaine perdit les traces de sabots à l'extrémité nord du col qui bordait la cité. À cet endroit commençait la forêt qu'elle connaissait si bien; instinctivement, ses ailes la portèrent vers le cercle de pierres. Non loin, l'Elfe laissait son cheval s'abreuver et Siv dut se présenter sous sa forme plus caractéristique pour que la rêveuse ne remarque son arrivée; des sens aiguisés ne sont d'aucun recours lorsque l'esprit s'en détache.

Après s'être profondément excusée pour la distance que la chamane avait dû parcourir, car elle en ressentait la culpabilité à un point tel que son échine pliait sous le poids de celle-ci, Aethyr se montra d'abord résistante lorsque fut dévoilée l'activité que la chamane avait en tête. Hésitante, car elle désirait ce lien, ce qui la mettait sur ses gardes. En ses objections silencieuses, elle ne voulait pas non plus léser les deux êtres qui leur étaient chers, mais elle était maintenant de Sovenghärd et n'accepterait pas la protection que voulait lui offrir Siv sans lui rendre la pareille, alors elle accepta.

Elle dut d'abord se soulager de son manteau et du haut de la robe émeraude pour laisser son amie entamer son travail sur son omoplate gauche et, si l'espace venait à manquer, sur le bras adjacent. Malgré les avertissements de la chamane, elle avait sous-estimé la douleur que la procédure engendrait et elle ne put réprimer un petit cri. Une fois l'artiste rassurée que ce n'était pas trop douloureux, Aethyr s'efforça de ne plus laisser sortir de plaintes. Quelques hoquets parvinrent néanmoins à s'échapper d'elle.

Ce fut ensuite à son tour de mélanger son sang à la pâte. Comme elle ne voulait pas encore recouvrir la zone sensible du tatouage, sa jupe verte à pans frivoles et les rubans recouvrant sa modeste poitrine demeurèrent son habit du moment. Sa tâche à elle était plus facile, car Siv portait déjà des tatouages; ceux-ci étaient l'oeuvre de Mehaloas, qui était décédé, et on ignorait si leur protection avait survécu. Voilà pourquoi l'Elfe les retraça de son mieux, malgré la torture qu'elle faisait subir à l'Humaine par le fait même. En contemplant la toile charnelle, elle fut tentée d'y dessiner quelques plumes vagabondes, mais n'en fit rien : elle se contenta d'être la présence discrète qui serait là pour veiller sur elle, une forme cachée dans une silhouette familière.